Parmi les clichés les plus tenaces sur nos ancêtres vivant sous l’Ancien Régime on trouve celui de l’illettrisme généralisé. En effet, on considère souvent à tort, qu’à part une élite parisienne, l’ensemble du royaume était composé de quelques seigneurs et de quelques curés sachant écrire mais surtout d’une masse incroyable de paysans incultes.
Or sous l’Ancien Régime, être noble ne signifie pas
forcément savoir écrire, surtout si on est un petit nobliau perdu au fond d’une
Province reculée. Et on oublie trop souvent cette multitude de métiers
intermédiaires (marchands, sergents, clercs, etc..) qui composait le
tiers-état. Toutes les charges qui étaient soit achetées soit transmises nécessitaient
parfois de savoir écrire et les activités nécessitant un minimum de gestion
(marchand, laboureur, artisan, etc.) également.
Enfin, il existait nombre clercs dans les paroisses qui
pouvaient apprendre aux enfants, même issus des familles les plus simples, les
rudiments de l’écriture.
Lors de mon étude sur la paroisse de Béthisy Saint Pierre, j’ai
relevé les actes de mariage de 1638 à 1747, mais je n’ai commencé à relever le
fait que les mariés savaient ou non signer que sur la période allant de 1669 à
1725.
Cette période qui dure quand même 56 ans a vu 332 mariages.
Inégalité des sexes devant l’écriture
Le premier constat est qu’il existe une inégalité flagrante
entre les hommes et les femmes. En effet, même si le Valois est une province
particulière car elle a vu naître une dynastie royale et la Réforme (Calvin
était originaire de Noyon), il n’en demeure pas moins que tout le monde ne
savait pas écrire.
En effet, sur la période considérée, j’ai relevé :
- 30 hommes et 35 femmes qui ne signaient pas du tout leur acte de mariage
- 100 hommes et 255 femmes qui apposaient leur marque ordinaire
- 202 hommes et 42 femmes qui signaient
Le fait que les personnes ne signent pas leurs actes ne
signifie pas systématiquement qu’ils ne savaient pas écrire : peut-être s’agit-il
d’une copie de l’acte non signée par les parties.
Concernant la marque, il peut s’agit soit d’une simple
croix, soit d’un symbole plus sophistiqué. Mais dans le cas des femmes, il ne s’agissait
que de croix.
Quant à la signature, elle est souvent bien faite et très
lisible ce qui signifie que la personne savait écrire et non pas seulement
signer.
On note donc que près de 5 fois plus d’hommes savent signer
que de femmes mais aussi que les hommes signent dans la très large majorité des
cas (61 % des cas) tandis les femmes à savoir signer sont minoritaires (13% des
cas).
Si on croise les signataires (je parle de signature, pas de marque), cela donne, pour la période
considérée :
- 162 couples où l’homme signe mais pas son épouse
- 2 couples où l’homme ne signe pas mais où son épouse signe
- 40 couples où les deux signent
- 129 couples où aucun ne signe
Cela montre donc une profonde inégalité entre les hommes et
les femmes devant l’écriture. En effet, sur 56 années étudiées, on ne trouve
que deux femmes sachant signer là où leur mari ne l’a pas fait, tandis que le
cas contraire est 80 fois plus fréquent !
Un phénomène stable
Si on regarde comment ces données varient, on note, par
périodes de 10 ans :
- 1669-1678 : 39 hommes et 2 femmes sur 61 mariages
- 1679-1688 : 38 hommes et 8 femmes sur 56 mariages
- 1689-1698 : 22 hommes et 6 femmes sur 44 mariages
- 1699-1708 : 43 hommes et 10 femmes sur 77 mariages
- 1709-1718 : 29 hommes et 8 femmes sur 46 mariages
- 1719-1725 : 31 hommes et 8 femmes sur 49 mariages
Ainsi, à part un léger sursaut au passage du siècle, il
semble que la condition des femmes ne s’est pas vraiment améliorée sur ces 56
années d’étude …
Pas de corrélation entre métier et capacité à écrire
Enfin, dans 71 mariages, les métiers des hommes sont
indiqués ce qui permet d’établir une autre statistique intéressante qui est le
taux de signature en fonction de l’occupation de la personne.
Ainsi sur les 20 hommes apposant leur marque, il y a :
- 10 manouvriers
- 3 marchands
- 1 artisan
- 1 tailleur
- 1 filassier
- 1 domestique
- 1 bocquillon
- 1 cordonnier
- 1 laboureur
Et sur les 38 hommes qui signent,
on trouve :
- 9 manouvriers
- 5 cordonniers
- 3 clercs
- 2 huissiers royaux
- 2 maréchaux
- 2 filassiers
- 2 journaliers
- 1 marchand
- 1 procureur
- 1 meunier
- 1 vigneron
- 1 charron
- 1 garde-chasse
- 1 garde des plaisirs
- 1 laboureur
- 1 vannier
- 1 couvreur en chaume
- 1 chirurgien
- 1 mailleur de chanvre
- 1 serrurier
Ce résultat est intéressant car si on met de côté les
métiers ou les charges qui nécessitaient de savoir écrire (huissier, procureur,
clerc, chirurgien) on trouve un nombre important d’artisans voire de personnes
a priori peu lettrées (journalier, manouvrier, vannier, filassier), ce qui
montre que la capacité d’écrire n’était pas nécessairement liée au milieu
social.
Cette étude locale montre que sur la période considérée, les
femmes étaient bien moins éduquées que les hommes puisqu’elles sont 5 fois
moins à savoir signer qu’eux. Cependant, si on considère le problème dans l’autre
sens, il y a quand même 13% des femmes sachant signer le jour de leur mariage,
ce qui n’est pas nul.
Par ailleurs, le métier n’est pas un critère déterminant la
capacité ou non à écrire ce qui montre, pour le cas précis de Béthisy Saint
Pierre, que la volonté d’éduquer les enfants était réelle, ce quelque soit leur
milieu d’origine.
Et vous, avez-vous pu faire une telle étude sur vos
paroisses ?
Pour aller plus loin :
Intéressant ! mais déjà publié pour la France entière en 1890 !!!!
RépondreSupprimerJe ne sais pas, je n'étais pas né ;-)
SupprimerPour la France entière peut-être, mais pas forcément pour Béthisy Saint Pierre... La remarque d'un anonyme, qui ne cite en outre pas ses sources, n'est par contre pas vraiment intéressante.
RépondreSupprimerJe ne connais pas cette étude de 1890. D'ailleurs on ne sait pas s'il s'agit d'une étude faite en 1890 pour l'année 1890 ou faite en 1890 sur une période plus ancienne. Et si c'est le cas, laquelle ? Bref, difficile d'argumenter dans ces conditions ;-)
SupprimerPar ailleurs, quand on connaît un peu l'histoire de France, on imagine très bien qu'une étude sur l'illettrisme en 1890 était forcément partisane et surtout très républicaine et donc par nature considérant que tout ce qui était antérieur à 1789 était a priori à jeter aux orties ...
Je suppose qu'il était fait référence à l'enquête Maggiolo menée dans toute la France en 1877, sur 4 périodes de 5 ans (de 1686 à 1876). J'en parlerai un peu plus dans la lettre X du challenge AZ...
SupprimerJe viens de lire quelque chose à ce sujet.
SupprimerEffectivement cette étude est peut-être ce que notre anonyme citait. Toutefois, sauf erreur de ma part, l'étude ne contenait pas d'éléments que l'origine sociale des mariés.
Cet aspect sociologique me semble pourtant important.
Merci en tout cas pour cette information qui enrichit le débat !
Effectivement, il ne semble pas que l'enquête Maggiolo ait pris en compte cet aspect. La confrontation de celle-ci avec des études plus récentes (INED et CNRS) montre toutefois bien une corrélation signature - groupe social, tendance que vous retrouvez justement...
Supprimer(Pour info, la source de mes commentaires est le livre de Thierry Sabot "Les signatures de nos ancêtres, ou l'apprentissage d'un geste" que je ne saurais que trop recommander !...)
Merci pour la référence.
SupprimerJe connais un petit peu Thierry Sabot car j'ai échangé avec lui dans la mesure où nous portons le même patronyme et que nos origines sont de la même région.
Cependant, il ne semble pas que nous soyons cousins (sauf à un degré tellement élevé qu'aucune preuve n'existe ...)
Bonjour
RépondreSupprimerIntéressant billet et synthèse fait pour une commune
dans mes modestes trouvailles dans l'Aisne, j'ai un couple qui en 1695 où seule l'épouse signe : je ne sais rien de son père, mais son beau-père, témoin, est greffier de justice, je pense qu'elle avait donc eu accès a des rudiments d'écriture,
autrement en ce qui concerne les femmes j'ai noté les filles d'un maître-charron qui signaient toutes, ou des filles de meuniers (entre 1720-1775 environ)
je suis encline à penser qu'elles étaient plus "favorisées" et que leur père estimait nécessaire des rudiments de connaissances pour tous ses enfants ...
il ne s'agit pas d'une étude d'un village !
j'ai bien trop de trouvailles à mettre en forme !
Bonne continuation
Nésida
Merci de cet éclairage.
SupprimerIl est certain que dans certaines familles, il y avait une réelle volonté d'éduquer tous ses enfants, y compris les filles. Dans mon cas, les filles du clerc de la paroisse (clerc = maître d'école) écrivaient toutes et avaient d'ailleurs une très belles écriture.
Sans doute, une fille sachant écrire pouvait-elle prétendre à un mariage avec un notable plus facilement ?