Depuis leur retour de Salt Lake City, certains généalogistes ont lancé une discussion sur le story telling en généalogie. C’est un sujet intéressant car si les histoires sont bien racontées, cela permet de donner du corps à une généalogie qui ne serait sans cela qu’une suite insipide de noms, de dates et de lieux.
Mais pour ne pas tomber dans le roman, il est nécessaire de
s’assurer que les faits qui sont décrits sont avérés, l’imagination de l’auteur
n’étant activée que pour lier certains événements entre eux. Encore que cette « imagination »
ne doive se baser que sur des éléments sinon réels, au moins fortement
probables.
Pour cela, le généalogiste dispose de plusieurs sources :
les registres paroissiaux ou de l’état-civil, les actes notariés, les articles
de presse, les livres, les listes de matricules, les registres militaires, les
recensements, etc..
Chaque époque fournit son lot de documents, même si
(malheureusement), plus on remonte dans le temps, moins les sources sont
étoffées.
Pour illustrer le propos ci-dessus, je vais parler dans ce
billet de mon arrière-grand-père paternel, Pierre Joseph SABOT, le sosa 16 de
mes enfants et que je nomme affectueusement « le tatoué ».
Les informations qui vont être données ci-dessous
proviennent de trois sources principales : les registres de l’état-civil
de Saint-Etienne (Loire), sa fiche militaire et des archives familiales dont
une bible. Et ces sources permettent de montrer ce qu’on peut faire (ou écrire)
lorsqu’on quitte quelques instants les registres de l’état-civil.
Ce que nous donne l’état-civil
Pierre Joseph SABOT est né le 12 mars 1864 à Saint-Etienne
du mariage d’André SABOT et d’Annette CHAREYRON. Il épouse Marie Julie FOGERON
le 4 septembre 1893, également à Saint-Etienne et de ce mariage naîtront 8
enfants dont 6 parviendront à l’âge adulte, au nombre desquels se trouve mon
grand-père paternel.
A ce jour, j’ignore la date de son décès, mais je sais qu’il
est décédé après 1910.
Inutile de revenir sur ce qui a été dit plus haut, mais on
se rend rapidement compte que les données recueillies dans les registres de l’état-civil
ne permettent pas d’aller très loin …
Un élément supplémentaire
Il se trouve que nous détenons la bible qui lui a été remise
lors de son mariage avec Marie Julie FOGERON. Pourquoi une bible ? Parce
que la tradition protestante est de remettre une bible au couple qui vient de se
marier, de sorte à permettre à la famille d’étudier les écritures à la maison.
J’ai d’ailleurs moi aussi reçu une bible du pasteur qui m’a marié, comme quoi,
certaines traditions traversent les siècles !
Cette bible nous apprend deux choses.
Tout d’abord, elle montre que Pierre Joseph SABOT et Marie Julie
FOGERON étaient protestants. Cela n’est pas rare dans cette région, mais cela
donne un éclairage particulier sur une minorité religieuse qui n’a eu
réellement le droit d’exister qu’à partir de 1787 … Et cela me permet
accessoirement de faire remonter l’adhésion à la religion protestante de ma
branche paternelle au moins à cette période.
Ensuite, sur cette bible figure la liste des enfants qui
sont nés du mariage ainsi que leurs dates de naissance et, pour ceux qui sont
morts jeunes, leur date de décès. On dispose donc d’informations qu’il sera
aisé de vérifier et on a la descendance complète du couple.
Enfin, ces notes étant manuscrites, on a un document assez
émouvant dans la mesure où ce sont les parents eux-mêmes qui ont écrit ces
informations.
Le livret militaire
Par chance, Pierre Joseph SABOT n’a pas effectué un service
militaire classique et son livret est suffisamment complet pour, non seulement
nous donner un aperçu de sa carrière entre 1884 et 1910, mais encore nous
donner une explication parfaitement recevable sur ladite carrière.
Commençons par le début.
On apprend tout d’abord que Pierre Joseph SABOT faisait 1m59
de haut (ce qui n’est pas bien grand …) qu’il était châtain, qu’il avait les
yeux bleus, un front bombé, un nez et une bouche moyens, un menton rond et un
visage ovale ! De quoi dresser un portrait-robot de notre homme.
Mais, on apprend également qu’il portait un tatouage au bras
droit ! Que représentait ce
tatouage ? En quelles circonstances l’a-t-il fait faire ? Difficile
de répondre, même si la suite de la lecture donne quelques pistes.
Etant né en 1864, il était de la classe 1884.
Effectivement, nous apprenons qu’il a tiré le numéro 25 lors
du tirage dans le canton de Saint-Etienne et que la visite médicale l’a déclaré
« propre au service ». Nous savons également que son niveau d’instruction
était 3, ce qui signifie, si on s’en réfère à l’ordonnance du 26 novembre 1872
qu’il « possédait une instruction primaire plus développée ».
Sachant que le niveau 2 signifie savoir lire et écrire et
que le niveau 4 signifie qu’on a obtenu le brevet de l’enseignement primaire,
on en déduit que Pierre Joseph SABOT savait lire, écrire, compter et avait
quelques notions de culture générale.
La suite est intéressante.
Il a quitté Saint-Etienne le 2 décembre 1885 et est arrivé
au Corps le lendemain. Il est affecté au 3ème Régiment d’Infanterie
de Marine basé à Toulon. Pourquoi cette affectation ? Etait-ce volontaire
ou arbitraire ? Impossible de le savoir sans témoignage direct.
Toujours est-il que ce Régiment a été créé par Louis Philippe
le 20 novembre 1838 et il a pris une part active aux expéditions françaises qui
ont permis la réalisation de l’Empire colonial.
Il restera dans ce Régiment jusqu’au 19 avril 1889, date à
laquelle il rejoint le 4ème Régiment d’Infanterie de Marine. Il n’y
restera que quelques mois car le 10 juillet 1889, il est envoyé en congés
renouvelables en attendant son passage dans la réserve. A cette époque un
certificat de bonne conduite lui est accordé.
Mais alors, qu’a-t-il fait pendant toutes ces années ?
La suite du livret nous l’apprend :
- du 20 juillet 1887 au 23 août 1887, il reste en France
- du 24 août 1887 au 1er décembre 1887, il part pour la Cochinchine (Sud du Vietnam)
- du 2 décembre 1887 au 15 janvier 1889, il se trouve au Cambodge
- du 16 janvier 1889 au 18 avril 1889, il retourne en Cochinchine
- du 19 avril 1888 au 21 mai 1889, il est sur le Colombo, navire qui effectuait la navette entre la France et l’Indochine pour y transporter les troupes
Le Colombo, transporteur de troupes coloniales |
Le temps de revenir en France, et il passe dans la réserve
le 1er novembre 1889 …
Personnellement, je trouve extraordinaire qu’un simple
ouvrier de Saint-Etienne ait pu partir aussi loin et pendant près de 2 ans !
Et on tient sans doute là l’explication du tatouage au bras droit !
Mais les informations tirées de ce document militaire ne s’arrêtent
pas là car il nous apprend que du 27 mars 1890 au 5 mai 1891, il est affecté
spécialement à la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne. Ce qui est étonnant c’est
qu’il descendait (sans le savoir sans doute) d’une lignée d’armuriers de
Saint-Etienne qui sévissait à l’époque du règne de Louis XV … Comme quoi, l’histoire
aime les clins d’œil …
Etant dans la Réserve, il était supposé effectuer des
périodes de service. Mais le document nous apprend qu’il n’en a réellement
effectuée qu’une, du 22 août au 18 septembre 1891, au 4ème Régiment
d’Infanterie de Marine. Sans doute une occasion pour lui de retrouver ses
camarades.
Mais il n’effectue pas sa seconde période de service car il
est dispensé du fait qu’il exerce désormais le métier d’agent de police !
Le 1er novembre 1892, il passe dans l’armée
territoriale mais il n’est toujours pas disponible du fait de son métier d’agent
de police.
Les dernières informations dont on dispose indiquent qu’après
être passé dans la Réserve de l’Armée Territoriale le 1er Novembre 1904,
il est définitivement libéré de service militaire le 1er Octobre
1910. Il a alors 46 ans et 6 enfants !
Retour à l’état-civil
Si on revient un peu à l’état-civil, on comprend mieux son
mariage « tardif ». En effet, il n’épouse Marie Julie FOGERON que le
4 septembre 1893, c’est-à-dire à 29 ans. Seulement, les informations
découvertes plus haut donnent une explication plausible : il était à l’étranger
jusqu’à fin 1889 et que ce n’est qu’à partir de mi-1891 qu’il trouve un emploi « stable »
de gardien de la paix.
Il a sans doute attendu de disposer de suffisamment de
revenus fixes pour penser à fonder une famille.
Quelle conclusion en tirer ?
Un petit homme de 1m59, châtain aux yeux bleus, Pierre
Joseph SABOT, quitte sa ville natale de Saint-Etienne pour Toulon. Mais ce n’est
là qu’une première étape. Il part ensuite au sud Vietnam et au Cambodge,
servant dans le 3ème puis le 4ème Régiment d’Infanterie
de Marine pendant 4 ans.
A son retour en métropole, il travaille quelques temps à la
Manufacture d’Armes de Saint-Etienne puis devient Agent de Police. Deux ans
plus tard il se marie au Temple et à la Mairie avec Marie Julie FOGERON qui lui
donnera 8 enfants, dont mon grand-père paternel !
Quelle vie !
Tous ces documents m’ont énormément appris sur cet ancêtre
finalement très proche, ce qui démontre que toutes les sources sont bonnes à
explorer. Il restera toujours des mystères comme ce que représentait son
tatouage, mais on peut désormais imaginer quelques pistes car sans doute
avait-il un lien avec le RIMa ou l’Indochine …
Il ne restera plus qu’à mettre tous ces éléments en forme,
les étayer avec la documentation nécessaire sur la période de la colonisation
pour écrire une tranche de vie de Pierre Joseph SABOT … Mais ceci est une autre
affaire !
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Pour aller plus loin :