mardi 15 octobre 2013

Une vie en Mayenne ...


Je m’appelle Jean, comme mon grand-père, et je suis un enfant de la Révolution Française. Pour être plus précis, je suis né le 22 nivôse de l’an VIII, mais à la maison on disait le 23 janvier 1800. Il faut dire que nous ne les aimons pas trop ces bleus. Ils ne sont pas passés  loin de chez nous il y a quelques années et ont massacré la population, à ce qu’on raconte.

Mon père Pierre m’a raconté comment, alors âgé de 20 ans, il a appris qu’à Paris le peuple avait pris le pouvoir. Quand il était enfant, notre pays était un royaume, et le roi, Louis le seizième régnait depuis ses 6 ans. Mais tout a basculé en 1789 et lorsqu’il a rencontré ma mère et qu’ils se sont mariés le 6 thermidor de l’an II, ce n’est pas monsieur le curé qui a béni leur union, mais c’est le citoyen le Genisset qui en a rédigé l’acte.
Ma sœur Françoise est née 3 ans plus tard et c’est donc en nivôse VIII que j’ai vu le jour.

L'église de Placé (53)


La Révolution semblait terminée car un général du nom de Bonaparte prenait de plus en plus d’importance et voulait mettre un peu d’ordre dans cette cacophonie. D’ailleurs, le 18 brumaire de l’année de ma naissance, il a pris effectivement le pouvoir. Les années qui ont suivi ont vu partir beaucoup de jeunes de la commune de Placé en Mayenne où je suis né et heureusement que mon père avait 32 ans en 1800 et qu’il nous avait ma sœur et moi, sinon, il y a fort à parier qu’il serait parti grossir les rangs de la Grande Armée.

Alors que la vie de mon père a basculé en 1789 lorsqu’il avait 21 ans, la mienne a changé à mes 15 ans, lorsque pour la seconde fois, notre Empereur a été défait et qu’il a dû abdiquer. Ironie de l’histoire, c’est le frère du roi déchu en 1789 qui est remonté sur le trône … Je devenais alors sujet d’un roi dont on moquait facilement l’embonpoint …

L’ordre semblait rétabli et une vie sereine de cultivateur m’attendait mais je dois dire que je me souviendrai toute ma vie des années 30 car 4 événements majeurs ont marqué cette décennie.

Tout d’abord, le dernier frère du roi Louis, Charles le dixième du nom a dû quitter le trône en 1830. Je n’ai jamais aimé la politique, comme mon père d’ailleurs : il fut en effet une époque où on pouvait risquer sa vie à trop exposer ses idées. A force, j’ai donc fini par me concentrer sur ma vie de tous les jours et tout faire pour que mon métier me rapporte suffisamment pour faire vivre ma famille correctement.
En 1830 donc, un nouveau roi est arrivé. Chez nous, cela n’a au aucune conséquence, si ce n’est quelques changements à la mairie, mais nous sommes bien loin de Laval, alors ne parlons pas de Paris …

Louis Philippe Ier - Roi des Français


Ensuite, le 5 août 1833, j’ai enfin pu épouser Jeanne, la fille de René Gaudinière et de Jeanne Launay. Elle est plus jeune que mois de 7 ans, mais je pense que la différence d’âge a rassuré mon beau-père qui désirait qu’un homme vaillant épousât sa fille. Quant à mes parents, ils sont satisfaits car je vais pouvoir agrandir les terres possédées par la famille grâce à la dot de Jeanne.
Mais je pense qu’au-delà de ces aspects pratiques et financiers, ce qui a joué en ma faveur c’est que nos pères se connaissent et se respectent, ayant quasiment le même âge et ayant donc vécu les mêmes choses …

Après, lorsqu’au début du printemps 1834, Jeanne m’annonce qu’elle est enceinte, je suis fou de joie. Je vais enfin devenir père et être en mesure de transmettre à mes enfants ce que j’aurai acquis et appris. Quelques mois après, le 18 octobre, naît un fils que je nomme Jean-Baptiste. Nous n’avons pas de Jean-Baptiste dans la famille, mais ce nom a une signification particulière pour moi sur laquelle je ne m’étendrai pas. Après tout, il faut bien que celles ou ceux qui retraceront mon parcours dans le futur aient un peu de grain à moudre …
Deux ans plus tard, Aimée Virginie viendra agrandir notre famille. C’est une fille et c’est très bien comme ça. J’ai décidé avec mon épouse que nous allions lui donner la meilleure éducation possible car elle doit pouvoir être suffisamment autonome dans la vie, surtout en ces temps incertains assez instables politiquement. C’est à l’occasion de discussions avec Jacques Arneau qui est le nouvel instituteur de notre bourg, que j’ai acquis la conviction que l’éducation ne devait pas se limiter aux garçons.

Enfin, cette décennie qui s’annonçait sur un plan personnel sous les meilleurs auspices s’est obscurcie soudainement avec le décès de ma mère. Françoise née Mellier décède en effet le 29 novembre 1837 à l’âge de 71 ans. A 2 semaines près, elle aurait eu 72 ans, mais Dieu en a décidé autrement.
Elle va me manquer car c’est quand même grâce à elle que je suis ici et je dois avouer qu’elle va aussi manquer à ma chère Jeanne avec laquelle elle s’entendait fort bien. Mon père, bien qu’il se doutât que ce moment aller arriver un jour, a quand même été très affecté du décès de son épouse. Après tout, ils ont traversé tellement d’épreuves ensemble : quand la Révolution est arrivée aux portes de notre paroisse avec les troupes de bleus, quand l’Empire a laissé penser que la guerre serait permanente, …
Il n’est pas venu à la Mairie pour déclarer le décès de ma mère, c’est mon ami Jacques Arneau et moi-même qui y sommes allés. Allez, maintenant, il va falloir s’occuper du père puisqu’il va quand même sur ses 70 ans et qu’il est seul …

(…)

Mais la vie continue et j’ai eu la joie d’avoir deux enfants de plus, Pierre Joseph René qui est né le 13 novembre 1838 et le petit dernier, Eugène François qui est né le 9 août 1845. Malheureusement, mon pauvre père n’aura pas connu le petit Eugène car il s’est éteint le 30 décembre de l’année précédente. Ce n’est pas moi qui suis allé à la mairie cette fois, car j’étais parti quelques jours avec Jeanne et les enfants pour aller voir sa mère qui vit à Montflours, à quelques lieues d'ici (j'ai décidément du mal à me faire à ces "kilomètres").

La vie continue de s’écouler paisiblement entre deux nouvelles étonnantes : après que nous avons remis sur le trône le descendant de celui qui avait voté la mort du roi, voici que nous sommes retournés en république avec comme président, je vous le donne en mille : le neveu  de l’empereur déchu presque 30 ans plus tôt … Il ne manquerait plus que nous redevenions un empire !

(…)

J’avais décidé de faire une pause dans mes mémoires, mais ce que je pressentais s’est produit hier : le Prince-Président est désormais l’Empereur Napoléon III … Les Français sont fous ! Où cela va-t-il nous mener ?

Napoléon III - Empereur des Français


(…)

Pour mes 60 ans, ma chère Jeanne m’a fait une surprise : elle m’a amené à Laval et là m’a présenté à un homme qui nous a proposé à elle et moi de nous tirer le portrait. Evidemment, j’ai râlé en disant à Jeanne que ce n’était pas de mon âge et que ces « photographies » n’allaient que montrer à ma postérité la décrépitude de mon corps vieilli. Le petit Eugène était dans le coup et c’est je crois lui qui a tout organisé. Il n’a que 15 ans, mais je le crois assez débrouillard. Je me souviens qu’à son âge, l’Empire cédait sa place à un retour des Bourbons. Peut-être cela se reproduira-t-il ?

Jean Girault (1800-1878)

Jeanne Gaudinière (1807-1871)


(…)

1871 : une date que je n’oublierai jamais. Ce matin à une heure et demie, Jeanne nous a quitté. Quand je pense que je n’ai même pas eu le temps de lui souhaiter un bon anniversaire ! Elle était en effet née le 22 avril 1807 et c’est en ce matin froid du 22 avril 1871 qu’elle est morte.
Je comprends la douleur de mon père en cet instant et pourquoi il n’a pas été lui-même à la mairie pour déclarer le décès de son épouse. Ce sont nos deux amis Louis Ruault, l’instituteur qui a remplacé Jacques Arneau et René Montigny le sacristain, qui s’en sont chargés. Je les en remercie, cette épreuve étant au-dessus de mes forces …

C’est je dois dire le moment le plus triste de ma vie, Dieu ayant fait qu’aucun de mes enfants ne meure en bas âge. Même la chute de Napoléon III ne m’a rien fait ! Ma seule surprise est que c’est la République qui a pris la suite, mais tout n’est pas fini, et il se peut que les rois reviennent une nouvelle fois …
Bon, je vais arrêter là cette brève histoire de ma vie, je laisserai à mes descendants le soin de continuer, s’ils ont l’envie de le faire.

J’ai quand même eu une belle vie, j’ai connu une époque trouble où tous les régimes possibles se sont succédé. Mais cela ne m’a pas empêché de vivre ma vie, dans ce bourg de Placé que j’aime bien, entouré des miens.


Epilogue

Jean Girault était le grand-père paternel de mon arrière-grand-mère. Né à la fin de la Révolution il est décédé au début de la IIIème République le 7 octobre 1878. Il avait 78 ans. Malgré son grand âge il n’a pas eu le bonheur de voir le mariage de son petit Eugène, le père de mon arrière-grand-mère qui ne devait se marier sur 5 ans plus tard.

Il a cependant réussi à faire de ses enfants des adultes responsables et respectés, tous sachant lire et écrire et ayant des professions stables.J'avais traité le cas de la famille Girault-Gaudinière dans un ancien article, mais je souhaitais ici donner aux événements une tournure plus "littéraire" et moins factuelle.

Les photos de Jean Girault et de son épouse Jeanne Gaudinière proviennent de la maison de ma grand-mère qui les tenait de sa mère. Le cadre en velours vert est en très bon état, mais les photos ne sont pas datées. Au vu des costumes, j’estime qu’elles datent des environs de 1860.

La plupart des faits relatifs aux caractères des personnes citées dans le texte ci-dessus ne sont que pure fiction, mais ils ont le mérite d’être cohérents avec ce qui s’est passé dans la région durant ces années. Je me suis certainement fait plaisir en prêtant des sentiments ou des idées à mes ancêtres qu’ils n’avaient sans doute pas, mais au fond, est-ce grave ?

J’espère que l’exercice vous a plu, et si vous avez des remarques ou des questions, n’hésitez pas, car écrire une biographie, même romancée, d’un ancêtre est un exercice périlleux !



Pour aller plus loin : 


           

8 commentaires:

  1. Jean doit être très fier ce matin...

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    1. C'est sûr ! Je ne l'ai évidemment jamais connu, mais de voir sa photo et de savoir qu'il a été témoin de tant d'événements historiques fait bizarre !

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  2. Quel exercice de style, bravo ! Je sais que je ne m'y risquerai pas. Trop difficile de savoir ce que pouvaient bien penser mes aïeux ...

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    1. C'est pour cela que je me suis permis de prêter à ces personnes des pensées qu'ils n'avaient sans doute pas ... Le seul moyen pour s'approcher de la vérité serait de disposer d'écrits de leur part, sinon, il faut assumer la fiction ;-)

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  3. bravo, très belle lecture, tres bel article, et une excellente façon de présenter un ancêtre et de le replacer dans son contexte. Un superbe chapitre pour ton histoire familiale

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    1. Merci de ces encouragements.

      Je vais tâcher de renouveler l'expérience avec un autre ancêtre.

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  4. Excellent, vraiment excellent, un vrai bonheur de lecture ! Bel exemple pour redonner corps et souffle à un ancêtre ! Bravo Olivier.

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    1. Merci !

      L'exercice est fastidieux car il faut essayer de limiter les anachronismes et les erreurs historiques ... Cela dit, une fois l'exercice fait, cela donne à la personne une épaisseur que les actes ne donnent pas.

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