Il paraît qu’une vie tient à peu de choses. Une rencontre, un amour et puis une union qui donne naissance à un enfant. Par quel hasard nous rencontrons-nous, nul ne le sait, mais ce qui est certain c’est que j’aurais très bien pu ne jamais exister tant les circonstances dans lesquelles mes parents se sont connus sont particulières.
En effet, mon père, Eugène Girault, était commerçant à
Placé, un petit bourg de la Mayenne situé à une vingtaine de kilomètres au nord
de Laval. Dans sa vie, il a connu deux femmes : Marie Louise Piednoir qui
lui a donné deux enfants, tous deux morts en très bas âge, le second entraînant
également sa mère dans la mort le 10 juin 1889. Puis, Alexandrine Trochon, ma
mère.
Cette dernière a également connu deux hommes dans sa vie.
Son premier mari, Eugène Mautaint, est décédé le 17 août 1891 à 32 ans après
avoir eu deux enfants avec elle, mais qui n’ont pas vécu. Son second mari a été
mon père.
Ainsi, ces deux personnes, qui ont eu une vie tragique,
perdant chacun leurs deux enfants et leur conjoint, se sont trouvés et après
les épousailles qui ont eu lieu à la Baconnière, sur la terre de mes ancêtres
maternels, le 18 septembre 1892, je suis née le 29 août 1894, mais à Chailland,
où mon père tenait une épicerie. Je suis donc la seule fille d’un couple
improbable. Lui était âgé de 49 ans à ma naissance et était issu d’une famille
de laboureurs et de cultivateurs de la Mayenne. Elle était de 16 ans sa cadette
et était issue d’une famille de propriétaires terriens et de marchands par son
père et de la noblesse du Maine par sa mère.
Par une ironie du sort, alors que mes demi-frères et demi-sœurs
n’auront pas dépassé quelques mois de vie, me voici au crépuscule de la mienne,
âgée de près de 98 ans … Et je dois dire que, si ma vie a été pleine de joies
et de peines, je ne me souviens que de deux drames mais d’une multitude de
bonheurs.
Pour mon premier souvenir, je devais avoir 6 ou 7 ans. Alors
que je me rentrais à pieds chez mes parents, j’ai entendu un vacarme énorme qui
m’a tellement effrayé que je me suis jetée dans le fossé qui bordait la route.
C’est alors que je vis passer un bolide en métal dans un nuage de fumée !
Une fois rentrée à la maison, tandis que j’expliquais à mon père ce que j’avais
vu, celui-ci éclata de rire en me disant que je venais de voir une automobile.
Il m’expliqua même qu’un jour nous en aurions une et que cela nous permettrait
d’aller voir mes grands-parents à la Baconnière en quelques minutes seulement !
Les années passèrent et bien que mes parents ne cessent de
me couver, je disposais d’une certaine liberté. Après tout, même si ma mère tenait
de sa famille certains principes d’éducation très stricts, nous étions quand
même dans les années 10 !
C’est d’ailleurs à cette époque que je rencontrais Pierre.
Ce beau jeune homme à la barbe naissante m’a tout de suite séduite par sa façon
de parler : il était d’un tel raffinement et d’une telle culture que je
crois bien que je suis tombée amoureuse très rapidement, au grand dam de ma
mère et de la sienne aussi d’ailleurs.
En effet, ma mère n’a jamais vraiment accepté que je
fréquente un professeur de lettres. Elle aurait préféré un militaire. Quant à
la mère de Pierre, Madame Décongé, épouse Vautier, je crois bien que je n’ai
jamais vu pareille bigote sur terre ! Il est certain que mes nobles
origines lui importaient peu, elle aurait aimé une bru plus réservée … C’était
mal me connaître !
Malheureusement, le surlendemain de mes 20 ans, Jaurès était
tué et dans la foulée, la France entrait en guerre. Pierre partit rapidement
pour le front et dans les 4 années qui ont suivi, je ne l’ai que peu revu. Une
première fois lorsque nous nous sommes mariés, le 19 décembre 1916, puis
quelques autres fois ensuite qui s’ensuivirent par la naissance de mes deux
aînés, Pierre et Marie-Thérèse.
Il faudra attendre la fin de la guerre pour que notre petit
dernier, François, naisse. Mais je ne souhaite pas parler de cet enfant, que le
destin cruel nous a enlevé alors qu’il n’avait pas 10 ans … Je crois bien que c’est
la première fois que j’ai vu mon cher Pierre pleurer, lui qui avait pourtant
perdu tant de camarades pendant la Grande Guerre.
Les années ont passé et même si Pierre était très inquiet de
ce qui se passait en Allemagne, nous tentions de nous rassurer : non
jamais nous ne pourrions recommencer une guerre tant celle qui venait de s’achever
avait été terrible.
Pourtant, alors que notre pays sombrait dans une sorte d’engourdissement
et que l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie se réarmaient à toute vitesse, un
autre François rejoignit notre famille en épousant Marie-Thérèse.
Mais en 1939, tout bascula à nouveau. Pierre, qui était
désormais proviseur de lycée put nous amener à Albi, à l’abri, mais mon fils
aîné, poursuivi par la Gestapo et les policiers français à leur solde, réussit
à s’échapper des griffes du STO.
Chose étonnante, alors que nous voyions d’un très bon œil le
Maréchal mettre fin à une guerre qui était de toute façon perdue, nous avons
compris qu’en réalité il allait se passer des choses terribles lorsque nous
avons mesuré l’acharnement avec lequel la police française chercher à envoyer
notre fils en Allemagne.
Maintenant, la guerre est finie. J’ai 51 ans et Pierre en a
53. Même si nous avons à présent 6 petits-enfants et que nous n’avons pas trop
soufferts de la guerre, sauf dans les derniers temps, nous avons quitté ma
Mayenne natale pour nous installer dans le Nord, à Tourcoing, où mon gendre est
professeur et où mon cher Pierre est proviseur de lycée.
Mais je vois bien que la Grande Guerre a bien abîmé Pierre
car il est souvent malade. Il dit que ce n’est rien, que c’est le climat du
Nord, mais je sais qu’il a reçu de ces gaz mortels dans sa tranchée …
Le 27 avril 1959, Pierre est mort à Lille, à l’hôpital. Il
fait partie de ces victimes à retardement de la Grande Guerre car les médecins
nous ont bien confirmé que ses poumons étaient très malades et que cela été dû
à l’exposition répétée à l’ypérite.
Désormais ma vie rimera avec solitude. A part mes deux
enfants et mes 6 petits-enfants, tout ceux que j’ai aimés, mes grands-parents
maternels, mes parents, mon époux sont morts.
Mais la vie continue et le début des années 60 voit
apparaître mes premiers arrière-petits-enfants ! Et puis, quand en ce jour
de juillet 1969 je vois sur mon écran de télévision les premiers pas d’un homme
sur la lune, je me souviens qu’il y a à peine 70 ans, je voyais ma première
voiture …
Les années qui me restent à vivre vont en fait être assez
heureuses, car mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants me rendent
souvent visite et passent des vacances avec moi, dans ma maison de Normandie où
je retourne chaque été. C’est l’occasion pour moi de leur parler de ma
jeunesse, de mes ancêtres, de mon histoire. D’ailleurs, il me semble qu’il y a
un de mes arrière-petits-enfants qui semble tout particulièrement s’intéresser
à ces vieilles photos que je lui montre en les commentant !
Je suis bien lasse désormais, j’ai bientôt 98 ans et j’ai du
mal à m’y retrouver dans tous mes descendants ! Quand je pense qu’ils sont
tous là grâce à Pierre et à moi ! Pierre que je vais bientôt aller
retrouver là-haut avec mon petit François, car je sens que plus les jours
passent, plus mes forces m’abandonnent.
Voilà ma vie, résumée en quelques lignes. Une vie qui a vu
tant de progrès scientifiques, tant de malheurs et d’horreurs, tant de joies.
Une vie improbable car rien ne pouvait prévoir que mes parents se
rencontreraient un jour de 1892, il y aura 100 ans dans quelques semaines.
Tiens, d’ailleurs, je crois me souvenir que cet arrière-petit-fils qui s’intéressait
tant à mon histoire et aux photos de mes aïeux se marie dans quelques jours. Peut-être
qu’à son tour, il me montrera et me commentera ses photos …
Epilogue
Marie Eugénie Mathilde Girault, couramment prénommée Marie,
ne verra jamais les photos du mariage de son arrière-petit-fils qui s’intéressait
tant à son histoire quand il était enfant car elle a quitté ce monde une
semaine avant … Elle venait de fêter ses 98 ans … Et c’est moi qui me mariait.
Si cette histoire vous a plu, n’hésitez pas à la partager !
Pour aller plus loin :
Voilà de l'histoire familiale comme j'adore qu'on me la raconte. Très joli article et très bel hommage à cette arrière grand mère, bravo Olivier
RépondreSupprimerMerci :-)
SupprimerTrès bel article Olivier dont on savoure chaque mot. On prend beaucoup de plaisir à le lire. Bravo !
RépondreSupprimerMerci beaucoup !
SupprimerSimplement, tu nous comptes une double histoire, celle de ton arrière-grand-mère et celle du cours du temps.
RépondreSupprimerCette histoire se lit avec tendresse et se termine dans l'émotion.
Bravo Olivier.
C'est vrai ...
SupprimerMais les deux sont très liés !
très bel article. Je l'ai lu avec plaisir. Bravo
RépondreSupprimerMerci beaucoup !
SupprimerEmouvant, touchant.... C'est une très belle histoire !
RépondreSupprimerMerci pour le partage !
Merci de ces encouragements ...
SupprimerJ'ai beaucoup aimé cet article et ses vies racontées avec beaucoup d'amour et d'émotions. Merci de nous les avoir fait partager !
RépondreSupprimerMerci de ce commentaire !
SupprimerJe crois que tout le monde aura compris que j'étais très attaché à mon arrière-grand-mère :-)
Magnifiquement raconté !
RépondreSupprimerMerci !
SupprimerSuperbe hommage ! Je partage !
RépondreSupprimerMerci beaucoup !
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe suis tombé par hasard sur votre émouvante histoire via twitter.
Un petit clin d'oeil car j'ai aussi réalisé le chemin Mayenne (Chateau Gontier) => Nord (Tourcoing) mais un peu plus tard, en 2005 :)
C'est vrai qu'il faut absolument que je demande à ma grand-mère le pourquoi de Tourcoing ? Sans doute une mutation de mon arrière-grand-père et de son gendre ... Mais pourquoi si loin de la Mayenne ?
SupprimerUne vrai belle histoire.
RépondreSupprimerMerci ;-)
Supprimer