mardi 26 février 2013

Quand les hommes ne voulaient pas aller à la guerre


Ce n'est un secret pour personne : j'aime l'histoire. Aussi loin que je me souvienne, je me revois un livre d'histoire à la main en train de parcourir les récits de nos glorieux rois, de ces révolutions qui ont défait et refait notre pays, de ces guerres interminables, de ses tractations secrètes ...

Quand les Grecs ont inventé l'histoire, ils parlaient d'enquête. Et c'est bien de cela dont il s'agit : les historiens sont des enquêteurs qui essaient de comprendre les raisons profondes ou immédiates de tous ces faits qui ont façonnés notre pays. Parfois, l'histoire rejoint l'anecdote ou plutôt l'anecdote est un de ces facteurs déclenchant de tel ou tel événement historique.

Je me souviens par exemple de la lecture d'un excellent ouvrage sur la Grande Armée qui racontait comment Napoléon Ier avait réussi en quelques années à transformer les premiers régiments de la jeune République en une armée redoutée dans toute l'Europe. Mais ce que décrivait également cet ouvrage c'était la peur, la souffrance et l'effroi de ces jeunes recrues. J'y voyais d'ailleurs un parallèle avec nos armées plus contemporaines où, à mesure que les conflits durent, les recrues sont de plus en plus jeunes et inexpérimentées.

On voit alors apparaître les premiers actes d'insoumission, de refus de l'ordre et de la "résistance" (même si ce terme est pris ici au sens général). Je lisais que certains jeunes hommes, pour éviter de venir grossir les rangs de la Grande Armée n'hésitaient pas à se mutiler ! Comment peut-on se mutiler volontairement ? A quel état d'esprit doit-on être rendu pour en arriver qui à se couper une phalange, qui à s'arracher les incisives ? Quelques décennies plus tard ce sont des poilus qui infecteront volontairement leurs plaies pour rester dans les hôpitaux à l'arrière du front, au risque que la gangrène ne les achève.

Défilé de soldats sous le Premier Empire

Il y aurait beaucoup à dire sur ces auto-mutilations dont l'unique but était d'échapper à une mort (presque) certaine.

Décidément, on en apprend des choses dans les livres ...

Mais parfois, la petite histoire rejoint la grande et ce qu'on a lu enfant ou adolescent éclate au grand jour comme un témoignage cinglant de cette réalité terrible.

Le sacrifice d'un homme

C'est ici qu'entre en scène Jean Géral Chancel. C'est le 5ème arrière-grand-père de mes enfants du côté maternel ou, en termes généalogiques, leur sosa 232.

Il est né pendant les tourments de la Révolution Française le 20 pluviôse an III (8 février 1795) dans le village des Farges, en la ci-devant paroisse d'Hautefaye qui deviendra tristement célèbre 75 ans plus tard (voir à ce sujet mon article "Quand l'Etat-civil ne dit pas tout !"). Il est donc né, disais-je, du mariage d'entre Jean Géral Chancel et Jeanne Soumagne.

C'est une famille moyennement aisée de métayers. Ne perdons pas de vue que nous sommes en Dordogne, dans le Nontronnais (le Périgord Vert pour ceux qui connaissent) où les terres sont coincées entre de grandes forêts. Les terres sont donc petites et difficiles à entretenir. Dans la famille, on a des laboureurs, des tireurs de mines et des barottiers (vraisemblablement des conducteurs de convois transportant les minerais). Il est vraisemblable qu'il y a 100 ou 150 ans les ancêtres de Jean Géral fils étaient plus aisés mais cela fait aujourd'hui partie des légendes.

Cultivateurs à la fin de l'Ancien Régime

Jean Géral va donc grandir sous un régime nouveau : la République. A 5 ans, il perd sa mère et reste donc seul avec son père et son frère Louis. On est donc entre hommes dans la famille. A 10 ans, il est désormais jeune citoyen d'un Empire qui a à sa tête Napoléon Ier. Au début tout se passe bien et les quelques conscrits qui rentrent de campagne racontent lors des veillées comment ils se sont battus au bout du monde avec l'Empereur, faisant rêver les enfants !

Mais les années passent et Jean Géral commence à douter : les récits se font moins glorieux. On parle de mort, de souffrances, de boucheries. Peut-être est-ce tout simplement que Jean Géral grandissant on considère qu'il peut désormais entendre la vérité de ces combats au corps à corps où on charge à la baïonnette.

Mais la vie continue et Jean Géral se déplace pas mal pour vendre les produits de ses cultures. Il va de marché en marché et écume les environs. C'est sans doute à l'occasion d'une de ces foires et lors des fêtes qui suivent qu'il rencontre une jeune fille un peu plus âgée que lui mais orpheline de père et de mère depuis une quinzaine d'années. Elle vit à Saint-Pardoux-de-Mareuil, un bourg situé à quelques kilomètres d'Hautefaye.

Nous sommes en 1814 : l'Empereur jette ses dernières forces dans des combats qui mèneront à sa perte. On ne le respecte plus et celui que l'on nomme à présent "l'Ogre" veut toujours plus de chair fraiche pour alimenter la Grande Armée. Que faire ? Jean Géral aime Marguerite Delage, il a 19 ans et le conseil de réforme va bientôt le recevoir pour savoir s'il est apte ou non à la conscription. Seulement il est de bonne constitution ...

C'est alors que les récit des anciens lui reviennent en mémoire : ils disent que pour arracher les cartouches il faut avoir les incisives bien en place et qu'on appuie sur la détente du fusil avec la première phalange de l'index droit. Ce sont les deux parties les plus importantes du corps du soldat d'infanterie de ligne ! On raconte aussi que si ces deux parties du corps viennent à manquer, on est réformé ...

Les circonstances de la mutilation sont bien entendu inconnues, Jean Géral n'ayant pas pris le soin de dicter à un témoin sachant écrire l'"opération". Toujours est-il qu'il passe à l'acte et se tranche la première phalange de l'index droit. Son métier de cultivateur justifiera un accident avec un outil ...

Conscription sous le Premier Empire

Lors de son passage devant le conseil de réforme, il présente son handicap. L'administration, inhumaine au sens de l'application sans émotion des règles en vigueur le déclare dont inapte au service ... Il est sauvé.

Quelques mois plus tard, le 1er décembre 1814, il peut enfin épouser Marguerite Delage. A un jour près c'était le 9ème anniversaire du sacre de Napoléon Ier. Mais il n'y a pas d'anniversaire car depuis le 6 avril, le roi Louis XVIII, frère du roi Louis XVI est remonté sur le trône ...

Ensemble, nos jeunes mariés vont aller vivre à Hautefaye et ils auront deux enfants :
  • Marie, née le 12 octobre 1815
  • Raymond, né le 1er septembre 1818 (dont descendent mon épouse et mes enfants)

Mais le destin de Jean Géral sera tragique car il décèdera brutalement le 12 juin 1820 à l'âge de 25 ans. Il sera donc mort à l'âge où tant d'autres de sa génération mourraient sur les champs de bataille. Au moins, les 5 années qui ont séparé ses 20 ans de sa mort auront-elles été embellies par sa famille.

Epilogue - Les faits

La base de ce récit est historique, mais elle est un peu romancée car, non seulement il est rarissime de disposer de chroniques écrites par nos ancêtres, mais en plus, Jean Géral Chancel ne savait pas écrire. Peut-être l'absence de la première phalange de son index droit y est-elle pour quelque chose, mais j'en doute.

Si j'ai donc raconté cette histoire c'est parce que j'ai découvert ceci dans son acte de mariage :

L’an mil huit cent quatorze et le premier jour du mois de décembre, par devant nous Jean Oubin, mair et officier de l’état-civil de la commune de St Pardoux, canton de Mareuil, arrondissement de Nontron, département de la Dordogne sont comparus Jean Chancel, cultivateur, âgé de vingt ans, né le vingt un pluviôse de l’an trois de la République Française, conscrit de mil huit cent quinze, réformé pour avoir la première phalange de l’index de la main droite coupée, fils naturel et légitime de Jean Chancel aussi cultivateur et de feue Jeanne Sousmaigne, habitant tous ensemble au lieu du Lac Noir, commune d’Hautefaye, canton et arrondissement de Nontron, département de la Dordogne, ladite Jeanne Soumaigne décédée le vingt trois nivôse an huit au même lieu du Lac Noir, même commune d’Hautefaye (...)

C'est un fait assez rare que l'officier de l'état-civil note un fait de la sorte. Mais quand on se replonge dans le contexte, on comprend mieux la présence de cette mention.

Voilà donc comment quelques mots d'un simple acte de mariage peuvent permettre de se raccrocher immédiatement à la grande histoire. On pourrait en effet penser qu'il a perdu sa phalange par accident, mais personnellement je ne pense pas. L'insistance avec laquelle l'officier d'état-civil en parle semble au contraire signifier qu'il sait parfaitement ce qui s'est passé. Et puis, Louis XVIII est remonté sur le trône depuis près de 8 mois et Napoléon Ier n'est pas encore partie de l'Ile d'Elbe pour sa reconquête : tout ce qui se rattachait à l'Empire était donc devenu abominable et l'acte de Jean Géral était devenu héroïque !

Et vous avez-vous rencontré des anecdotes de cette nature au cours de vos recherches ?

Pour aller plus loin : 


           

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